18.

 

« Je proclame la fin de la Longue Marche de cette année. Mesdames et messieurs… Citoyens… contemplez votre gagnant ! »

LE COMMANDANT.

 

Ils étaient à soixante-quatre kilomètres de Boston.

— Raconte-nous une histoire, Garraty, dit tout à coup Stebbins. Raconte-nous une histoire qui nous fera oublier nos ennuis.

Il avait incroyablement vieilli. Stebbins était un vieillard.

— Ouais, dit McVries, lui aussi tout âgé et parcheminé. Une histoire, Garraty.

Garraty les regarda à tour de rôle d’un air morne, mais il ne vit aucune duplicité dans leurs yeux, rien que la fatigue à son comble. Il perdait lui-même son second souffle ; toutes ses horribles douleurs revenaient au galop.

Il ferma les yeux un long moment. Quand il les rouvrit, le monde s’était dédoublé et ne se remettait au point que lentement.

— Bon, dit-il.

McVries tapa solennellement dans ses mains, trois fois. Il marchait avec trois avertissements : Garraty en avait un, Stebbins aucun.

— Il était une fois…

— Ah, la barbe, qui a envie d’écouter un conte de fées ? protesta Stebbins.

McVries pouffa un peu. Garraty répliqua sévèrement :

— Tu écouteras ce que je veux bien raconter ! Tu veux une histoire, oui ou merde ?

Stebbins chancela et bouscula Garraty ; ils reçurent tous deux un avertissement.

— Ma foi, un conte de fées, ça vaut mieux que pas d’histoire du tout.

— D’abord, ce n’est pas un conte de fées. Ce n’est pas parce que ça se passe dans un monde qui n’a jamais existé que c’est un conte de fées.

— Tu vas la raconter, oui ou non ? demanda McVries.

— Il était une fois, reprit Garraty, un chevalier blanc qui partit dans le monde pour une Mission Sacrée. Il quitta son château et marcha dans la forêt enchantée…

— Les chevaliers vont à cheval, objecta Stebbins.

— Il traversa la forêt enchantée à cheval, d’accord. Et il lui arriva beaucoup d’aventures bizarres. Il se battit contre des milliers de trolls et de farfadets et contre des loups. Et finalement il arriva au château du roi et demanda la permission d’emmener Gwendolyn, la célèbre Dame de Beauté, faire une promenade.

McVries s’esclaffa.

— Le roi, ça ne le bottait pas, il pensait que personne n’était assez bien pour sa fille Gwen la Dame de Beauté célèbre dans le monde entier, mais la Dame de Beauté aimait tant le chevalier blanc qu’elle menaça de s’enfuir dans le Bois Sauvage si… si…

Un vertige le prit, il eut l’impression de flotter au-dessus d’un trou noir. Les rugissements de la foule arrivaient à ses oreilles comme le bruit de la mer dans un long tunnel en forme d’entonnoir. Enfin le vertige passa, mais lentement.

Il regarda les autres. La tête de McVries s’était affaissée et il marchait vers la foule, profondément endormi.

— Hé ! cria Garraty. Hé, Pete ! Pete !

— Laisse-le, dit Stebbins. Tu as promis, comme nous tous.

— Va te faire foutre, répliqua très distinctement Garraty en se précipitant vers McVries.

Il le prit par les épaules, le ramena dans la bonne direction. McVries le regarda d’un air endormi et lui sourit.

— Non, Ray. Il est temps que je m’assoie.

La terreur serra la poitrine de Garraty.

— Non ! Pas question !

McVries le considéra un moment puis il sourit encore et secoua la tête. Il s’assit sur la chaussée, en tailleur. Il avait l’air d’un moine usé par le temps. La cicatrice, sur sa joue, faisait une raie blanche dans l’obscurité pluvieuse.

 Non ! glapit Garraty.

Il essaya de soulever McVries mais, malgré sa maigreur, celui-ci était bien trop lourd. McVries ne voulait même pas le regarder. Il avait fermé les yeux. Et soudain deux soldats l’arrachèrent à Garraty. Ils appuyèrent leurs fusils contre la tête de McVries.

— Non ! hurla encore Garraty. Moi ! Moi ! Tuez moi !

Mais, au lieu d’une balle, ils lui donnèrent un troisième avertissement.

McVries rouvrit les yeux et sourit encore une fois. L’instant suivant, il n’était plus.

Garraty se remit en marche machinalement. Il regarda Stebbins, qui le dévisageait avec curiosité, sans le voir. Il se sentait empli d’un étrange vide rugissant.

— Finis l’histoire, dit Stebbins. Finis l’histoire, Garraty.

— Non. Je ne veux pas.

— Laisse tomber, alors… Si les âmes, ça existe, la sienne est encore tout près. Tu pourrais la rattraper.

Garraty lui jeta un coup d’œil et gronda :

— Je vais marcher à te crever.

Ah, Pete ! pensait-il. Il ne lui restait même plus de larmes pour pleurer.

— Ah oui ? Nous verrons.

 

À 20 heures, ils traversèrent Danvers et Garraty comprit enfin. C’était presque terminé, parce que Stebbins ne pouvait pas être battu.

J’ai passé trop de temps à y penser. McVries, Baker, Abraham… ils n’y pensaient pas, ils se contentaient de mourir. Et c’était naturel. Et c’est réellement naturel. Dans un sens, c’est la chose du monde la plus naturelle.

Il se traînait, les yeux exorbités, la bouche ouverte à la pluie. Pendant un moment fugace, flou, il crut voir quelqu’un qu’il connaissait, qu’il connaissait aussi bien que lui-même, qui pleurait et lui faisait signe dans les ténèbres, devant, mais c’était inutile. Il ne pouvait plus continuer.

Il fallait le dire à Stebbins. Il marchait devant, boitant sérieusement, maintenant, le visage émacié. Garraty était terriblement fatigué mais il n’avait plus peur. Il était calme. Il se sentait bien. Il se força à marcher plus vite, pour aller poser une main sur l’épaule de Stebbins.

— Stebbins…

Stebbins se retourna et le regarda avec des yeux immenses, noyés, qui ne virent d’abord rien. Mais au bout d’un moment il le reconnut et tendit la main pour ouvrir, puis arracher la chemise de Garraty. La foule protesta à grands cris mais seul Garraty était assez près pour voir l’horreur dans les yeux de Stebbins, l’horreur, les ténèbres ; et seul Garraty savait que le geste de Stebbins était un dernier appel au secours.

— Ah, Garraty ! cria-t-il et il tomba.

Le bruit de la foule devint apocalyptique. C’était le fracas de montagnes qui s’écroulent et se brisent, de la terre qui s’ouvre. Le bruit écrasa Garraty. Cela l’aurait tué s’il l’avait entendu. Mais il n’entendait que sa propre voix.

— Stebbins ? dit-il avec curiosité.

Il se baissa et réussit tant bien que mal à le retourner. Stebbins le regardait toujours fixement mais déjà le désespoir s’était voilé, la tête ballottait mollement. Il posa une main devant la bouche de Stebbins.

— Stebbins ? répéta-t-il.

Mais Stebbins était mort.

Garraty s’en désintéressa. Il se releva et se remit à marcher. Les acclamations emplissaient l’air à présent et des feux d’artifice embrasaient le ciel. Une jeep accélérait dans sa direction.

Pas de véhicules sur la route, bougre de con. C’est un péché capital, on peut te fusiller pour ça.

Le commandant était debout dans la jeep. Il faisait le salut militaire, raide, au garde-à-vous. Prêt à exaucer le premier souhait, n’importe lequel, n’importe quoi, tous les vœux, le vœu de mort. Le Prix.

Derrière lui, on tuait Stebbins qui était déjà mort et maintenant il n’y avait plus que lui, seul sur la route, marchant vers la jeep du commandant qui s’était arrêtée en diagonale en travers de la chaussée sur la ligne blanche. Et le commandant en descendait, il venait vers lui, la figure bienveillante l’expression indéchiffrable derrière les lunettes miroirs.

Garraty s’écarta. Il n’était pas seul. L’ombre était de retour, devant lui, pas loin, qui lui faisait signe. Il connaissait cette silhouette. S’il se rapprochait encore, il distinguerait peut-être ses traits. Lequel n’avait-il pas battu ? Est-ce que c’était Barkovitch ? Collie Parker.

Percy Comment-c’est-son-nom ? Qui était-ce ?

— GARRATY ! GARRATY ! hurlait la foule en délire. GARRATY, GARRATY, GARRATY !

Était-ce Scramm ? Gribble ? Davidson ?

Une main sur son épaule. Il la repoussa impatiemment. L’ombre lui faisait signe, sous la pluie l’appelait, pour qu’il vienne marcher, pour qu’il vienne jouer le jeu. Et il était temps de partir. La route allait être longue.

Les yeux aveugles, les mains tendues devant lui comme pour demander l’aumône, Garraty marcha vers l’ombre.

Et quand la main toucha de nouveau son épaule il trouva la force de courir.